Elle déjeunait avec nous 
    Elle déjeunait avec nous quasi quotidiennement. Nous étions une petite équipe travaillant sur le même projet et manger en commun allait de soi. C’était en général à la brasserie du 53 de l’avenue du Roule. J’étais le premier à insister pour aller là : j’aime les grillades bien préparées, saignantes, presque crues, et dans le quartier cette brasserie en servaient les meilleures.
    À vrai dire je n’ai jamais compris comment ce goût m’est venu : j’étais végétarien la première fois qu’ils m’y avaient conduit ! Je m’étais mis à y commander des steaks pour faire comme tout le monde, mais je les demandais très cuits. Or ces gastronomes vantaient les viandes suintant le sang : j’ai suivi encore, et peu à peu à ma surprise y ai pris goût…
    Oui, j’insistais beaucoup pour aller là, et cela bien que le personnel ne m’y aimât guère. Je les voyais distinctement changer de masque dès qu’ils me repéraient dans le petit groupe. Me distinguais-je tant que ça des autres informaticiens ? Étais-je si inquiétant à parler si peu, quasiment jamais ? Les collègues me trouvaient sympathique. Mais le barman et la fille de la maison, qui se relayaient pour le service de la salle, me regardaient de travers. Ils attendaient ma commande avec… comme une peur. Observateurs extérieurs de notre petite équipe, pressentaient-ils quelque chose qui nous échappait ?
    Je parlais peu. Mais quand elle déjeunait avec nous, cela n’était pas grave : elle en avait à dire pour bien plus que nous étions ! Une fille c’était qui avait un riche « vécu ». Elle n’arrivait jamais sans une galerie de personnages et des tas d’anecdotes cocasses les mettant en scène.
    Presque tous les personnages de ses histoires avaient en commun d’être bien pitoyables, à commencer par son mari, qu’elle présentait « amoureusement » comme le plus paumé des types. (Mais les rares femmes que j’aie vu réussir à se faire une place dans notre milieu de scientifiques de haut niveau se décrivaient ainsi, associées à des corniauds sans ambition, à personnalité médiocre, sans charme…)
    Mais un autre personnage revenait presque autant : elle en semblait obsédée. Cet homme, ou si vous voulez ce « garçon »…, l’avait beaucoup côtoyée par le passé et, semblait-il, beaucoup aimée. Ils étaient alors étudiants, de la même promotion.
    Une fois ses anecdotes récentes épuisées, elle aimait à se replonger dans son passé estudiantin : des souvenirs sur cet homme lui revenait alors immanquablement.
    Il surgissait également quand elle revenait de Bretagne où son couple passait toujours leurs vacances en caravane : cet homme était de là-bas.
    Nous apprîmes ainsi que c’était un fils de paysans, qu’il avait rompu avec ses parents dès qu’il l’avait pu (il avait grand honte de son origine), qu’il avait financé seul ses études par des petits boulots ingrats, avec force détails…
    Il l’avait donc beaucoup aimée. Elle « sortait » déjà avec son futur mari à l’époque mais ce dernier étudiait dans une autre ville, et à un autre niveau, plus bas.
    Oui sans aucun doute, ce type l’avait aimée. C’est ce qu’elle pensait, ce qu’elle nous faisait comprendre. Pleine de pitié. Et elle en avait été une très proche confidente, nous constations.
    Un pauvre type… Paumé, timide, blessé. Elle était accoutumée à exagérer les traits de ses personnages mais pour celui-là nous étions prêts à croire chaque détail qu’elle nous en apprenait. Ces horreurs ne pouvaient s’inventer. Nous le sentions… Par-dessus nos entrecôtes grillées…
    Il lui avait par exemple confié qu’il n’avait jamais « connu » de femme… Et ce fut en pleurant… Elle cela ne l’étonnait pas bien sûr. Cela n’avait pas à nous étonner non plus mais elle insistait là-dessus et l’expression pitoyeuse sur son visage comme elle racontait était un commentaire.
    Si misérable gars. Il s’habillait mal. Et pourtant il avait une passion pour le beau et la pureté. Pureté des mises. Luxe des peaux.
    Il lui avait raconté qu’il passait ses samedis et ses dimanches dans les librairies et les bibliothèques, car il avait une passion pour les lectrices, conjugaisons sans doute de la beauté de l’âme et de celle du corps. Il aimait « les nuques occupées à la lecture ». Elle croyait qu’il recherchait l’une d’elle, qui lui serait apparue une fois (lui-même se serait presque alors évanoui). Enfin, elle supposait cela, pour différentes raisons. Mais j’étais bien prêt à la croire encor, et les collègues aussi, visiblement.
    Ce qu’on a pu rire parfois. Par exemple de telle anecdote… quand la concierge lui distribuait son courrier… (Il était abonné à des magazines féminins. Et des plus chastes. Pour les photos, semblait-il, les visages.)
    Elle, pour sa part, était à l’opposé de ce type de femme. Tout le contraire d’une beauté de photo. Le contraire aussi d’une lectrice… ou à la rigueur de magazines féminins ! La nature, comme on dit, « ne l’avait pas gâtée », ni plastiquement, ni de talent pour maquiller en charme personnel ses multiples défauts… Tout juste passait-elle inaperçue quand la mode tournait au farfelu.
    Elle vous avait un charme cependant, mais c’était le charme sale de l’indécence.
    Mais venons-en au fait-divers qui nous occupe.
    Elle revenait de vacances encor une fois, de Bretagne, mais semblait très perturbée. On sentait qu’il fallait qu’elle raconte au plus vite…
    (En fait, chacun se doutait vaguement.)
    Elle n’avait pas pu résister à revenir chez les parents de son ancien copain. Elle nous avait déjà fait part de cette envie, de ce projet. Elle voulait voir. Comprendre un peu. Savoir. Elle comptait sur une question insidieuse pour obtenir des nouvelles récentes du fils, perdu de vue depuis longtemps. Ils prirent le prétexte de demander à garer leur caravane sur le territoire de la ferme.
    Ces deux paysans étaient braves. À la retraite depuis peu. Ils firent entrer les deux touristes dans la cuisine pour leur offrir à boire. Or, ce qu’elle n’attendait mais alors pas du tout : le fils entra juste au même moment.
    Il n’avait guère changé. Il lui sembla qu’il portait encor les vêtements qu’elle lui avait vus dix ans auparavant. (À l’époque ils étaient déjà démodés, et décolorés ce qui seul assurait, plaisantait-elle, qu’il les lavait quand même quelquefois !)
    Un changement cependant : il ne s’exprimait plus qu’en breton. À ses parents comme aux étrangers. Les vieux parents étaient confus mais semblaient résignés à cette lubie (eux parlaient un bon français).
    Et le regard de leur fils était devenu méchant. Et surtout extrêmement triste. Elle racontait.
    Le barman et la fille de la maison observaient notre groupe tandis qu’elle racontait avec énergie. Mais aucun n’osait semble-t-il se formuler ce que tous deux pourtant quelque part prévoyaient : j’allais lui planter mon couteau dans la tête.
Mise en ligne : samedi 19 avril 2014, 07:56
Classé dans : 1994  |  Héritage des P

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